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Ballet en un acte
Première : le 29 avril 1944 à l’Opéra de Paris
Musique : André Jolivet
Argument (ou livret) : Serge Lifar
Décors et costumes : André Dignimont
Direction musicale : Louis Fourestier
Principaux interprètes : Nicolas Efimoff (le Bourreau), Marianne Ivanoff (la Belle-mère), Serge Lifar (Guignol), Suzanne Lorcia (Guignolette), Serge Peretti (Pandore), Roland Petit et Michel Renault (les Gendarmes), Roger Ritz (le Juge)
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« Guignol et Pandore, musique de Jolivet, décors de Dignimont, s’apparente dans notre esprit à L’Étranger d’Albert Camus, qui traite d’un meurtre occasionnel et de l’indifférence générale envers le condamné.
[…] Lifar transforma en un drame vécu le jeu bien connu de Guignol maltraité par les gendarmes jusqu’à ce que la mort s’ensuive, et qui ressuscite puisqu’il est immortel (comme Pétrouchka). Le pauvre Guignol, pantin humain dont le destin tire les ficelles, acquiert la dimension d’un personnage tragique. Le thème de la solitude, atténué dans Istar par la présence de l’Amour, est souligné dans Guignol et Pandore dont le véritable amour est absent, Guignolette étant trop volage pour qu’on puisse se fier à ses larmes.
Contrairement à ce qui se passe dans Pétrouchka, les pantins n’étaient pas entourés d’une foule bruyante et gaie, ils étaient isolés dans leur petite vie. Seul, le Meneur de Jeu, démesurément grand sur un escalier mobile, dominait la scène et animait les pantins au son d’une clochette, puis disparaissait pour ne reparaître qu’au final.
Le Directeur de notre Guignol est en bois. C’est une immense marionnette, sans cœur et sans âme qui, impassible, provoque et arrête le drame sans le vivre, d’un geste machinal de son bras articulé.
Par contre, ces pantins sont des êtres humains : ils jouent, s’animent, rient, pleurent, ont mal, aiment, s’amusent, rêvent, meurent, ressuscitent… Comme ils sont beaucoup plus petits que le Directeur en bois, ils paraissent au public de véritables marionnettes. Au lever du rideau, cet effet de perspective était hallucinant. Quand Lorcia (Guignolette) et Serge Lifar (Guignol) apparaissaient dans le fond du théâtre, on croyait voir s’animer des marionnettes. Par cet amusant tour de passe-passe, ce charmant ballet échappait aussitôt au réalisme.
Nous étions séparés du petit théâtre traditionnel de Guignol par un espace vide : il n’y avait qu’un banc où s’asseyait Guignolette. Pas de témoins sympathisants : la solitude. Guignol jouait sa petite aventure, toute pareille aux faits divers que nous lisons quotidiennement dans les journaux sans trop y prêter attention : amour, confiance, trahison de la bien-aimée, intrigues de la belle-mère, jalousie du pauvre amoureux, crime passionnel, jugement, exécution. Guignol ressuscite, mais seulement pour recommencer, et s’il ressuscite mille fois, ce sera toujours la même vie, car il est voué au malheur. Tout en s’apparentant à la famille glorieuse de la Commedia dell’arte, et possédant quelques traits en commun avec Polichinelle, Guignol n’a ni son audace, ni sa verve, ni son passé brillant. Il ne bataille qu’avec les gendarmes du quartier, et n’est acclamé que par les enfants. C’est un humble.
Mais sa vie lui paraît rose et son cœur chaud, puisqu’il aime Guignolette et s’en croit aimé. Tel nous le montre Lifar dans son habit collant, le petit chapeau sur la tête, gesticulant dans l’ouverture du petit théâtre et exprimant de façon naïve son bonheur si incertain. Guignol est terre à terre, il n’a pas d’ailes pour s’envoler au-dessus des misères de la vie, il est léger, gracieux, mais un peu raide, comme s’il était en bois. Pas de grands jetés, pas d’envol extraordinaire, mais des tours à la seconde, une batterie exquisement nette, des entrechats-huit battus avec une aisance de poupée tirée par des fils, et qui dépassaient le nombre habituel, tout en étant exécutés avec un parfait clair-obscur, les jambes ouvertes, passant l’une devant l’autre, puis se refermant : c’était Lifar, le grand maître des entrechats qui les exécutait à la création avant de céder son rôle au jeune Michel Renault, qui, d’ailleurs, y fut excellent.
Les pantins descendus du théâtre par un petit escalier de côté évoluaient sur la grande scène dans un pas de deux empreint d’amour et de joie. Guignolette exécutait des petits pas piqués, des pirouettes, toute la gamme des pas d’école destinés à séduire. Guignol, heureux comme un vrai pantin entre les mains d’un bon manieur, dansait tout en staccato, tournant et sautillant à son aise, avant de partir, confiant. Le gendarme, cavalier préféré des filles du quartier, faisait des avances à Guignolette, qui oubliait ses promesses. La mère perfide jouait le rôle d’intrigante et sautillait gaiement, les jambes liées, prévoyant sa réussite : un gendarme en uniforme brillant était un fiancé bien plus prestigieux qu’un pauvre Guignol dans sa petite veste brune. Guignol, préoccupé et timide, marchait les bras derrière le dos. Il était trop amoureux pour rompre, et se retrouvant seul avec sa future belle-mère il tâchait de la sermonner, mais le fil du destin tirait la pauvre marionnette humaine, et, pris de rage, il frappait son interlocutrice. La voyant tomber, il ne voulait pas croire au malheur. Il la soulevait, il voulait la ranimer. Trop tard.
A partir de ce moment, la catastrophe se déclenchait : dans l’ouverture du petit théâtre apparaissaient deux solides gendarmes, aux gants blancs, aux gestes précis, joyeux comme s’ils n’attendaient que cela : ils regardaient le pauvre Guignol, rapetissé, recroquevillé, et descendaient d’un pas majestueux, où se reflétait leur contentement d’eux-mêmes, pour saisir leur gibier, si frêle entre leurs mains, le traîner, le mettre sur un banc isolé dans l’attente de son sort, tandis que le corps de la mère était porté en triomphe. L’instant était bouleversant, car Guignol ne se débattait point. Guignolette le consolait, en dansant son amour et se volonté de le défendre, mais on ne la laissait pas approcher de lui. Suivait une scène d’un grotesque saisissant : les juges montaient à la tribune. Leurs bonds, les jambes ouvertes, leurs gestes, leurs attitudes, leurs regards étaient si éloquents qu’on croyait entendre leurs discussions agitées, chacun possédant une personnalité bien accentuée, tout en formant un groupe homogène impressionnant.
Lifar montre rarement son sens de l’humour, il est trop passionné pour cela. Les juges de Guignol étaient une caricature de grand style. Cet épisode du jugement unissait le comique au tragique : les juges hautains et prétentieux faisaient mine de parler entre eux, tandis que le pauvre Guignol présentait sa défense dans une danse apeurée et suppliante, toute en saccades, petits bonds, marche staccato, ne s’aventurant point en entrechats ou tours, car il avait trop mauvaise conscience pour cela. La plaidoirie de Guignolette dans sa danse de désolation devant la tribune des juges, sa grande variation avec toute la complexité des pas classiques pour les attendrir, n’obtenant pas de réponse favorable, elle reprenait la danse éloquente de supplication. Guignol ensuite n’avait pas plus de succès, aussi merveilleusement dansée et expressive que soit sa dernière parole. On le saisissait ; et la marche, avec de grands battements, vers le lieu d’exécution commençait. Deux aides-bourreau traînaient la petite silhouette chancelante, Guignolette le suivait éplorée, les sbires fermaient le cortège. Guignol était jeté sur le plancher, les deux aides le tenant par ses bras écartés. Trop docile, il se débattait à peine. Un geste tranchant du bourreau, et sa tête semblait séparée d’un coup. Il gisait inanimé. Mais soudain Guignol reprenait vie, il sautait sur un piédestal étroit, y battait ses entrechats-huit innombrables, puis se mêlait à la danse d’ensemble avec la mère ranimée. Les juges dansaient un Gopak avec un entrain formidable, les gendarmes sautaient un galop avec les bourreaux, la mère virevoltait comme tirée par des fils, Guignolette s’évertuait à danser joyeusement avec Guignol, oubliant tous les revers de son existence, et la gaieté générale des pantins ne s’arrêtait qu’au son de la clochette du Meneur qui les invitait à reprendre leur jeu. Le Directeur du Guignol avec sa sonnette ayant reparu, tout le monde retrouvait sa place dans l’ouverture du petit théâtre. Guignol exprimait son amour à Guignolette retrouvée, et se penchait dehors, les bras pendants, dans l’attente séculaire des marionnettes. Le rideau s’abaissait sur l’animation générale.
C’était un des ballets de Lifar le plus ingénieux, mais aussi le plus sombre. La résurrection et l’amour retrouvé n’apportaient pas de consolation puisque Guignol rentrait dans l’espace étroit de son petit théâtre. Nous savons d’avance ce que le sort lui réserve pour la prochaine représentation.
Dans le rôle de Guignol, Serge Lifar était remarquable non seulement comme danseur, mais comme comédien. Son Guignol, ridicule et pitoyable, semblait battre l’air de ses mains de bois et prendre le ciel à témoin de sa souffrance et de sa révolte sans espoir. Jamais Lifar n’a été plus expressif que dans les soubresauts tragiques, les colères ridicules de cette poupée à la tête de bois, mais au cœur d’or.
Serge Peretti incarnait Pandore. Et Lorcia, admirablement habillée par Dignimont, personnifiait Guignolette. Devant les juges, debout sur des estrades, elle essayait de défendre Guignol, en exécutant une variation très difficile, qui nous montrait toutes les possibilités de sa technique. Dans ce ballet, Marianne Ivanoff était la mère de Lorcia. Ce qui ajoutait du piquant à sa composition, d’une charmante ironie. Cette jeune et séduisante belle-mère fut très applaudie dans une danse d’un gracieux sentiment parodique.
Ce ballet, qui eut un très grand succès lors de la tournée de la troupe de l’Opéra en Amérique du Nord et au Canada en 1948, fit entendre une note d’amertume dans l’art de Lifar, où la chorégraphie de l’École devenait le langage des tourments de l’âme. »
Serge Lifar rénovateur du ballet français par Jean Laurent et Julie Sazonova, Buchet/Chastel Corrêa, Paris, 1960 (pp. 149-152)