« Joan de Zarissa fut pour moi l'occasion d'une première rencontre avec Yves Brayer que Jacques Rouché venait d'appeler pour faire des décors à l'Opéra. Je me souviens encore de ma visite à son exposition, afin de «prendre contact» avec lui. Très vite, je m'étais rendu compte jusqu'à quel point il possédait un sens aigu du théâtre et du ballet.
Yves Brayer, d'instinct, saisissait l'harmonie des couleurs nécessaires à la danse, tenait compte de toutes les particularités du danseur et du plateau chorégraphique, calculait les perspectives, notait le mouvement et enfin les arrêts qui sont pour nous aussi importants que le mouvement. Joan de Zarissa fut un triomphe. Brayer fit mon portrait dans ma loge, portant le pourpoint noir de Joan et ce fut la naissance de notre amitié.
Notre seconde rencontre eut lieu à propos de L'Amour Sorcier que je dansais avec Teresina. Le décor conçu par Yves Brayer, une «cueva» immense et pleine de mystère, préfigurait ses paysages du Val d'Enfer aux Baux-de-Provence.
Claude Delvincourt, alors directeur du Conservatoire National de Musique, et le critique musical René Dumesnil m'avaient invité à entendre leur œuvre commune, un oratorio, Le Mystère de Caïn, à qui les auteurs avaient donné le titre de Lucifer.
À l'issue de l'audition, j'acceptai avec enthousiasme de créer le ballet. Et pourtant, la tâche du choréauteur, en raison des difficultés musicales, était difficile et je ne me le cachais point.
J'étais sûr de mon corps de ballet: je me mis au travail et fis mes premières ébauches. Mais la réalisation de Lucifer fut soumise à bien des arrêts, des remises en question, en raison de l'importance de l'œuvre.
Entre temps, Yves Brayer avait été chargé de lui donner un cadre et de l'habiller. Des formes naissaient et des couleurs; le mouvement jaillissait et prenait possession de l'espace; les groupes qui s'étaient disjoints se renouaient; des âmes priaient et souffraient.
Yves Brayer se souvient encore, je pense, de notre collaboration, de notre enthousiasme, de nos disputes, de nos réconciliations, dans les temples Garnier, à l'Opéra de Monte-Carlo où nous avons monté Salomé de Richard Strauss, puis de nouveau à l'Opéra de Paris pour la création de Nautéos avec la merveilleuse Yvette Chauviré.
L'espace, pour nous, constitue le contrepoint du mouvement. De là, des discussions interminables: «Trop près ... trop loin ... L'escalier ici, et non pas ailleurs ... Ah ! ces masques ... Le mien ne me va pas, il est trop petit ... Maître, laissez-moi me maquiller tout simplement: ces fards sont impossibles ... »
Lifar ci. Lifar là ... Brayer là. Brayer ci...
Entre deux essayages de costumes, entre la venue du perruquier ou une visite à l'accessoiriste, en attendant de voir ses décors plantés sur la scène, Yves Brayer venait s'asseoir par terre dans la salle de répétition et il dessinait. Tout en haut de l'Opéra, sous les toits, la Rotonde avec ses fenêtres rondes en forme d'œil de bœuf, lui plaisait tout particulièrement en raison de sa belle lumière. Là, les uns travaillaient sous ma direction, d'autres attendaient leur tour en faisant quelques exercices à la barre, d'autres se reposaient.
Je savais qu'il était toujours dans la maison lorsqu'un nouveau problème se posait. Et il y en avait. Ainsi en ma qualité de metteur en scène, je devais placer les chœurs. Je réclamais quatre premières loges dont celle du Président de la République. Gros émoi. Mais Georges Hirsch qui était un homme de théâtre, comprenait les nécessités du spectacle. Sans hésiter, il me donna satisfaction: pour une fois, le Président de la République dut voir le ballet du fond de la salle.
Le soir de la première Lucifer était né. Il allait vivre désormais sa propre vie de vitrail de cathédrale, d'enfer peuplé de monstres, de nature aux espaces infinis. Car c'était tout cela qu'évoquait le cadre d'Yves Brayer qui, de même que la danse, de même que la musique, avait ordonné «l'ordre dans les ordres», la pause dans le mouvement.
Et lorsque se fut tu le dernier applaudissement, quand pour la dernière fois le rideau eut été baissé et que les machinistes eurent enlevé les portants, découvrant le PLATEAU dans son austère et cruelle nudité, nous comprenions plus vivement que jamais que ce plateau-là est un monde, notre monde. D'ailleurs ne se dressait-il pas pour nous, tellement plus haut que les cimes de l'Himalaya ? »
© Archives Yves Brayer