Les Animaux modèles

Texte et Musique : Francis Poulenc

Chorégraphie : Serge Lifar

Décors et costumes : Maurice Brianchon

Première : le 8 août 1942 au Palais Garnier

 

[] J’ai composé jusqu’à présent les décors et les costumes de trois ballets : Les Valses nobles et sentimentales de Ravel, Sylvia de Léo Delibes, Les animaux modèles de Francis Poulenc. Ces trois œuvres ont été montées sur la scène de l’Opéra, sous le directorat éclairé de M. Jacques Rouché.

C’est en pensant surtout à la dernière réalisation que je vais essayer d'expliquer ma conception du décor.

En général, je suis partisan du décor à l'italienne, peint sans trompe-l'œil. J'apprécie les recherches d'un Max Reinhardt, les écrans de Craig, les simplifications d' Appia (toutes tentatives dignes d'intérêt), mais je reste fidèle aux compositions ludoviciennes; les maquettes réalisées par Mahelot pour l'Hôtel de Bourgogne me donnent entière satisfaction.

Avec Les Animaux modèles, ma tâche a été facilitée par le livret précis de Poulenc ; je n’ai eu qu’à suivre fidèlement ses indications, me réservant la possibilité d’animer une grande toile de moi. Dans tout ballet, la plantation ne varie guère, le plateau reste nu et l'ensemble se compose d'un rideau de scène, d'une toile de fond à défaut de cyclorama, de principales, frises, praticables, etc., avec ou sans construction. Ces divers éléments doivent être exécutés par le peintre, sans qu'il craigne d'affirmer sa personnalité. Le principe primordial d'un tableau est l'ornementation la plus ingénieuse et la plus émouvante d'une surface; or, à mon avis, un décor ne fait que transposer dans les trois dimensions ce problème de composition qui s'appuiera sur les mêmes principes d'harmonie de lignes, de rapports de couleurs, et - pourquoi pas ? - de sensibilité de matière.

Quant aux maquettes de costumes, leur élaboration est des plus délicates et ne peut être confiée qu’au peintre du décor. Lui seul peut les accorder avec le cadre dans lequel ils évoluent. Dans certains cas les costumes se confondant avec le décor, peuvent créer des artifices ingénieux. Matisse a réussi ce tour de force dans son dernier ballet présenté à Paris en 1939 : L’Etrange farandole.

Le costume de ballet est matériellement très réduit (il ne faut sous aucun prétexte encombrer les jambes des ballerines) et il ne saurait emprunter la grandeur qu'on lui suppose à distance à des plis majestueux, à de lourds tissus, à des ornements pesants. Les détails prennent une importance énorme, et tel costume secondaire, laissé au hasard, peut nuire énormément au spectacle ; j'en dirai autant d’un accessoire, d'une perruque ou d'une paire de chaussons.

Avec l'éclairage nous abordons un problème capital. Un désastre peut surgir quand les projections entrent en jeu. Je ne suis pas d'accord avec le danseur qui réclame un projecteur pour son entrée ou pour telle variation, sous prétexte de faire suivre ses pas avec plus d'intérêt. Je comprends son point de vue, mais c'est une erreur plastique que de donner une importance concrète et un volume exagéré à un être qui doit rester le plus irréel possible au milieu de la convention du décor. J'ajouterai que ces projections sont généralement d'une couleur détestable et nous transportent au music-hall un peu trop brutalement. Le ballet est un genre noble, il ne faut pas l'oublier. Je réprouve donc les zones lumineuses trop délimitées et ne les accepte qu'en cas « d'apparition ». Dans les Animaux Modèles nous les avons écartées en plein accord avec Serge Lifar et nous nous en félicitons.

Je ne veux pas terminer ces notes sans dire toutes les ressources que nous offre la machinerie dans les ballets, si ses effets sont bien dosés. Dans Sylvia, par exemple, nous avons obtenu des résultats scéniques en multipliant les trucs traditionnels ; je ne suis pas ennemi de ces effets un peu gros qui étaient déjà en faveur au Grand Siècle.

 J'ajouterai que, pour collaborer à une œuvre chorégraphique, il faut avoir une connaissance approfondie du plateau, suivre les répétitions et être apte à changer rapidement une ou plusieurs parties de l'œuvre en cours d'exécution, en un mot ne jamais perdre de vue l'ensemble. C'est ce souci qui m'a guidé dans ma dernière réalisation. J'ai eu la satisfaction de voir, à la fin des Animaux Modèles, les danseurs et danseuses saluer sans ordre préconçu le public ; l'ensemble de leurs costumes ne faisait avec le décor aucune fausse note.

 En tant que peintre il ne me reste plus qu'à souhaiter la création d'une école de décorateurs de théâtre ; ces derniers sont en effet les auxiliaires indispensables du créateur de ballet. Leur rôle est très délicat puisqu'ils doivent posséder une technique qui s'adapte aux diverses conceptions qu'ils aident à matérialiser. Ces artisans doivent être des artistes. Voilà, en résumé, quelle suite de travaux apporte pour un peintre sa collaboration à un ballet. Je ne voudrais pas taire ici tout le plaisir qu'il en retire au contact de la vie mystérieuse du théâtre.

Maurice Brianchon, « Décors et costumes », in Le Ballet contemporain, Paris, 1943.

Le ballet Les Animaux modèles est composé de 8 scènes :

  1. Le Petit jour (prologue)
  2. L’Ours et les deux compagnons
  3. La Cigale et la Fourmi
  4. Le Lion amoureux
  5. L’Homme entre deux âges et ses deux maîtresses
  6. La Mort et le Bûcheron
  7. Le combat des deux Coqs
  8. Le repas de midi (épilogue)

Voir Francis Poulenc, Moi et mes amis, recueil de confidences, La Palatine, Paris, 1963